Daniel BARRAUD DE LAGERIE
Mon amitié avec Daniel Barraud de Lagerie (né à Biarritz le 24 avril 1947) fut relativement courte : quelques années avant sa mort, le 14 décembre 2014. Juste le temps de recevoir ses confidences les plus intimes, tirées d’ailleurs d’écrits personnels, espèce de journal philosophique. Le temps de lire un mémoire philosophique à sujet métaphysique et aussi un essai sur la poésie. Il poussait l’humilité assez pour me demander mon avis, moi qui au contraire, borné par mon propre cheminement, goûtait le miel de sa vaste culture, où j’admirais sa rigueur et son honnêteté intellectuelle, qui allait de pair avec sa bienveillance, à l’égard de toute écriture poétique, attitude rare chez les artistes ! Il peignait aussi, dessinait, ravi de me donner un de ses tableaux qui nous avait aussitôt touché. Il trône depuis dans notre séjour. C’est la variante de l’image qui fait la couverture de son dernier recueil de poèmes. Juste le temps d’écrire ce grand livre bilan, « Le Puits du jour », écrit dans l’angoisse de la mort et l’amour des siens, le temps de faire le point – une année ! – avec ses amis, avec nous-mêmes, Céline et moi, pour régler, ajuster, éprouver sa foi. Avec quelle humilité ! Et quelle douceur ! Quelle transparence de son âme ! Il m’avait confié, dans un moment de faiblesse, qu’il avait manqué dans sa vie de temps pour la littérature, d’où son attachement à notre cercle littéraire de Viroflay où durant deux ans, la finesse de son analyse des romans nous impressionna. Nous le pleurons parce qu’il fut un homme dont nous pouvons dire qu’il fut, qu’il est encore témoin d’une vérité incarnée. On peut penser que c’est la sienne, mais pour moi, et il ne me contredirait pas, sa poésie ne nous parle aussi que par ce qui la transcende.
C’en était fini de nos discussions politico-économiques où nous ne nous concédions rien, issu l’un et l’autre de champs idéologiques opposés, mais qui avaient fini par se rapprocher, à force d’écoute mutuelle. Oui, je lui fournissais ainsi l’occasion, outre le moment propice de la retraite, de prendre définitivement une distance à l’égard d’un métier qu’il n’avait pas choisi (professeur d’économie à H.E.C.), non qu’il eût renié les concepts qui avaient constitué la base de son enseignement, mais là encore il avait assez de fermeté pour les confronter à mes arguments, qui n’étaient pas toujours débarrassés de mes vieilles colères.
Juste le temps, enfin, d’écrire la préface à mon livre « Gethsemani ». Le jour-même où il me remettait le texte, il apprenait son cancer. Il a pu alors nous dire : « C’est mon « Gethsemani », maintenant… ». Il est décédé un an plus tard, jour pour jour.
Homme de cœur, au sens classique, c’est le mot qui me vient maintenant pour dire qui fut Daniel. Que sa paix rejaillisse sur nous tous ! « Une vie / Celle-ci mienne / Unique/ déjà bien usée/ bordée », (4e de couverture de « Le puits du jour »). Il nous reste à te « border » avec le tissu de nos pauvres mots, pour laisser voir ta figure aimante, noble et haute.
Daniel Barraud de Lagerie a écrit en cherchant à dévoiler, entre l’être et le phénomène, selon ses propres mots, entre la « clarté et l’obscurité de la présence ». Il a inventé un genre : je le vois s’inscrire dans la lignée des moralistes français par sentences et oxymores lorsqu’il fait son auto-portait, mais en plus, il le fait en poésie. Il faut lire le poème intitulé « Vanité » : « Mime - dans les méandres - Pour glisser sur les regards - Disparaître - Pic submergé - honte - Avec la tête du clou aligné - sur l’établi des mots - Ces mots - Qu’en autres masques - J’ai détournés - Et pour me croire un peu - Collés sur cette feuille. » Pourquoi dans les « méandres » ? Le mimétisme en effet est instable, il change de modèle et se confond avec tous ceux qui s’identifient à ce dernier : Pour glisser sur les regards Disparaître. (Glisser sur les regards…), la montagne spirituelle (le « pic ») si éloignée de nous et submergée par la honte, notre honte. Sur « l’établi des mots », « la tête des clous » connote une exposition christique. Ces mots, qu’il dit avoir « détournés », (forcément, puisqu’il écrit des poèmes), il les colle cependant sur la feuille, le verbe, comme témoignage de sincérité, c’est ce qu’il peut offrir de lui-même, phénomène par lequel la Présence est clouée.
On m’objectera le psychologisme, voire le mysticisme qui entache ma lecture. Pour ma part je ne sais pas comment l’expliquer autrement. Les contraires, dès « l’exorde », mot significatif qui annonce une vision globale, se succèdent pour indiquer l’échelle du recueil, "Le Puits du jour", sa dimension spirituelle dans son décalage par rapport à un monde qui « se creuse (…) et garde ses formules » , où l’on « se débat », où « les voiles vont tomber », quelle que soit sa propre situation : « Les pieds sur la corde/ et les draps bordés/ Entre le lisse et le jet…(…) Les ponts échafaudés/ l’autre rive s’estompe. « La prière travaille/ C’est la boucle qui perce/ vers l’océan de lumière (…) le merveilleux, la douleur et la quête - Avant le vrai silence au bout des mots. » Ainsi est annoncée la matière qui sera tirée du "Puits du jour". Elle est faite de l’alliance des contraires, jusqu’à l’hyperbole impossible : « Tout est étrange et habituel/ Même et autre » ; ou bien, renforcée par les allitérations et la rime interne en [os] : « Océan déversé/ sur le seuil des os ». « Tout se brouille/ Tout fuit/ Tout s’estompe » en effet, à la page précédente, sauf de croire que la chair dénudée jusqu’à l’os, l’infini de l’océan prend la mesure de l’âme…Car il s’agit bien de « dévoilement » où le phénomène du voile des mots (« Ecrire/ Non pour dire / Pour ne pas dire »), cache la présence pour mieux la désigner. Son « effacement », celui du poète, « incruste sa griffe de vent » (dans la partie intitulée justement « la griffe de la distance »).
Cependant, il est vrai qu’aucun mot ne peut combler le désir. Où est la présence pour le veilleur qu’il veut être ? « Veilleur de signes et de paroles/ J’attends / Me demande avec le prophète : « où en est la nuit ? » J’attends le mot / qui percera l’obscur/ le mot/ qui ouvrira l’aurore/ Le mot / qui donnera accès au verbe/ Mais tout se trouble/ Déjà si tard/ Avant l’éclat. » Et la suite accentue son doute sur le pouvoir de la poésie : « Des paroles / Encore/ Lancées comme un boomerang/ Jetées comme bouteilles à la mer / ou bien Soufflées vers le ciel / Comme des pétales ». Aveu de faiblesse à ce moment du livre. Suit alors un poème en forme d’aphorisme : Les mots non dits/ aux parents morts/ Figés/ au bord des lèvres/ Fleurissent/ au creux des tombes ». Puis aussitôt : « J’ai épuisé presque/ ma coupe de mots (…) La poésie n’est pas la solution » ; mais l’Autre, sans doute, représente l’issue, malgré ce vers : « J’ai si peur qu’il ne soit que moi-même ». Il faut qu’il soit « Celui qui le mène à la cime (…) Présent / dans le nerf de la distance ». Les poèmes (Iles, mêmes et autres) qui suivent dramatisent son rapport à l’autre qui seul pourrait semble-t-il, le sauver. La partie suivante (« l’encre du soliloque ») se rapportant à lui-même, joue avec le temps, les temps verbaux : tantôt le présent, qui inclut l’avenir : « Aujourd’hui/ l’avenir s’oublie » (« entre deux parenthèses/ Je tangue ») où il« ouvre de (son) encre / le portail du jour », où il peut faire suivre, avec une certaine audace, dans « Gouffre » le verbe déclaratif « je vis » à la métaphore religieuse à connotation tragique « Mon sang s’agenouille/ la croix suinte » ; tantôt le passé (« conditionnel passé ») où s’insère le récit pour dire la « Dépression » : « Le jour était une balançoire immobile ». Il se parcourt, sous le parrainage de Michaux, cité en exergue de cette partie du recueil, pour buter sur le Je, « reclus dans (ses) châteaux ». « Le baume du soir » représente un degré supplémentaire dans l’évocation de l’autre, le proche aimé, puisqu’il s’adresse à lui, et qu’il clôt ce mouvement par une invocation frémissante d’angoisse, en forme de calligramme : un sablier se dessine graphiquement pour porter l’adresse mystique à l’autre, qualifié de « substance transfigurée » au moment où « le sable devient cendre ». Alors il peut avouer sa pauvreté en tant que poète, manipulateur des mots : « les mots balbutiés/ sous la Parole »
« Le Puits du jour » est un recueil qu’on pourrait croire composé selon une dynamique de sortie progressive de soi, un « retrait » consenti pour « faire vivre l’autre. Mais le « final » rappelle la solitude du poète : « Je suis vivant (…) il y aura eu ce matin/ une lampe aux entrailles (…). Ce poème/ versé / au puits du jour ». Et il constate qu’au plus profond de soi, le partage est impossible : « Mais tu n’as pu entrer/ dans mon silence/ où personne n’entre ». « Séparé » des autres, il peut cependant écrire à la toute fin qu’il est « confiant parce qu’il contemple le ciel ». En somme, pascalien plutôt que du côté de Lévinas… Dans la prison du corps, il n'est d'autre recours, vraiment, que de regarder le ciel par la lucarne. De tout ce dépouillement les trouvailles poétiques sont en tout cas le fruit.
Yannick GIROUARD
(Revue Les Hommes sans Epaules).
A lire : Interstices (éd. Librairie-Galerie Racine, 2002), La couleur de l’exil (éd. Librairie-Galerie Racine, 2004), L’écho du regard (éd. Librairie-Galerie Racine, 2008), Le pas du somnambule (éd. Librairie-Galerie Racine, 2011), Le Puits du jour (éd. Librairie-Galerie Racine, 2014).
A Daniel
Au bord du puits
comme une interrogation
dont l’astre eût fait le point
et le serpent des jours
une margelle,
miroir de la nuit.
Toi qui m’es colonne,
soupçonnes-tu les échos,
les vibrations des pierres
que nos noms ont gravées,
la fleur de la voûte,
ses racines enflammées.
Médailles de lumière
honorant tes alliances,
trois rosaces te rendent transparent,
non la lune, monnaie des songes.
Le crépuscule me rappelle
la géométrie de l’ombre.
Sais-tu que le Temps ondule,
rivière portant des tombeaux
parmi les piliers chatoyants,
les tuyaux d’orgues
où se condensent nos haleines
que les anges démêlent.
Au bord du ciel
pour toi les lèvres d’une mandorle s’arrondissent
où tu lis ton propre acquiescement
laissant ton corps gisant à notre compassion.
Mon jeûne de musique pour que tu guérisses
maintenant est devenu ton silence,
bouquet de fin silence,
de la douce Présence,
que tient notre poignée
de nos deux mains serrées
où seul demeure le Souffle,
bouche muette,
paume contre paume,
rien qui ne fût entre nous,
rien que ce maillon d’une chaîne d’amitiés.
Yannick GIROUARD
Inédit, le 16/12/14
A DANIEL BARRAUD DE LAGERIE
Il y a tous ces mots disponibles au silence, qu’on attrape au comptoir, pour faire tinter le faux désir d’être muet et tous ces efforts à accomplir dans l’obscurité d’une cave, pour déboucher, entre camarades, les bons crûs, qui semblent en savoir plus que nous sur la fatigue humaine et l’errance, et sont tout aussi acceptables, que les chants liturgiques dans la fraicheur des églises, pour dégager l’enjeu qui est tour à tour inatteignable ou si près, qu’on l’a sur les yeux, puis les allers et retours entre les chapelles et les bars, qui nous rendent experts des moments où malhabiles au bord d’une tombe, tout près d’un simulacre, comprenant que les larmes, parmi les signes, sont les joyaux d’un accord tacite et impromptu ; nous laisserons les morts nous les accorder ou non.
André PRODHOMME
Inédit, avril 2011.
QUATRE POEMES DE DANIEL BARRAUD DE LAGERIE
TROU NOIR
Il menace
Toujours présent
Tapi
Dans les interstices de la durée
Telle une ombre maléfique
Sur le quotidien
Incontournable
Prêt à se désenfouir
Prompt et sournois
Dans l'heure désenchantée
Ou le long des journées troublées
Passif
En nappe phréatique
Ou foudroyant comme un jaguar
Il menace
Déguisé en lambeaux
Ou nu comme l'ennui.
(Poème extrait d’Interstices, éd. Librairie-Galerie Racine, 2002).
TEMPO
à André Prodhomme
Dans le flot le flux le for
Point de points
car la vie ne s'arrête
Point de virgules
de ponctuation
Cette connivence de la phrase
Et le point final
cache son apocope
Au comptoir de l'errance
j'ai trouvé une bouteille remplie de mots
De bon nectar
Alors
débouchée
Les éclats trinquent avec les ombres
Les oxymores fleurissent
et colorent
la pèlerine de l'amitié
Cela fait du bien
Cela murît les songes et les entrailles
et renverse la solitude
UNIVERSIFICATION
à Svante Svahnström
Voici un beau voyage
Dans les mots qui éructent et s'alanguissent
Se plient et s'étonnent eux-mêmes
Manants
Où la manne module
dans l'immanence fleurie et bourbeuse
Où les oreilles alertes enchaînent
Les traces et les hasards
Les touffes hirsutes
Derrière les tympans du regard
Se nappent des dômes et des plis
Des ricochets
Parfois une histoire entre les nuages
Sur les cortèges
Empêtrés au fond de grottes
se déploie dans l'hyperbole des gerbes
Au-delà des logorrhées fleuries
De dentelles détricotées
De belles images en flammes et en lambeaux
Coulent comme des cierges
*
Une vie
Celle-ci mienne
Unique
Déjà bien usée
bordée
Il est tard
Aujourd'hui
ouvre sa grenade
L'offrir en échange
Presser
si c'est possible
Le jour se lève
sur les anémones
Plus vrai
que l'éternel retour
(Poèmes extraits de Le Puits du jour, éd. Librairie-Galerie Racine, 2014).
Daniel BARRAUD DE LAGERIE
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Claude de BURINE, Gérard MURAIL, Jean SENAC n° 5 | Dossier : ALAIN BORNE, C'est contre la mort que j'écris ! n° 39 |